La voiture «propre» n’existe pas
L’industrie automobile a tout intérêt à cultiver le mythe. Pourtant, la voiture «propre» n’existe pas et n’existera jamais. De sa construction à la casse, elle génère des nuisances. Qu’elles soient environnementales, sociales ou éthiques. | |
Dans un récent pamphlet contre la «civilisation de la voiture», Hosea Jaffe, mathématicien Sud-Africain et militant anti-apartheid, a fait le calcul: l’industrie automobile représente environ 20% du Produit mondial net (c’est-à-dire la valeur ajoutée générée annuellement dans le monde). Un chiffre qui en fait de facto «la plus grande industrie capitaliste, bien plus encore que celle de l’armement» (1).
Sans le pillage organisé du tiers-monde, analyse Jaffe, l’industrie automobile n’aurait jamais atteint la place qu’elle occupe dans l’économie mondiale. Depuis sa création, cette industrie retire en effet des pays du Sud l’essentiel des matières premières qui lui sont nécessaires, ainsi que sa plus grande plus-value. Et des matières premières, il en faut assurément beaucoup: une voiture de 1,5 tonne contient 800 kg d’acier, 150 kg de fer, 112 kg de plastique, 86 kg de fluides, 85 kg d’aluminium et 62 kg de caoutchouc (2).
30 tonnes de matières premières
Mais en réalité, chaque nouvelle voiture nécessite pour sa construction 20 fois plus de matières premières que son seul poids, estime Matthias Zimmermann, président de la Fédération européenne pour le transport et l’environnement (3). Autrement dit, il faut 30 tonnes pour produire une seule voiture de 1,5 tonne. A ce sombre bilan, il convient d’ajouter 150.000 litres d’eau, divers détergents, solvants, enduits et autres produits chimiques, ainsi que 120.000 mégajoules d’énergie (environ 3 tonnes équivalent pétrole), toujours pour n’assembler qu’une seule automobile... (4)
La plupart de ces matières premières sont bien entendu extraites au Sud, grâce à une main-d’œuvre au coût défiant toute concurrence et aux droits sociaux limités voire inexistants –tout comme les contraintes environnementales...
Usine à gaz
On le sait, au cours de sa durée de vie, une voiture dopera l’effet de serre et polluera l’air de nos villes. Selon l’Agence internationale de l’énergie, le secteur des transports est responsable du quart environ des émissions mondiales de CO2, principal gaz à effet de serre (5). Des milliers de tonnes d’oxydes d’azote (NOx), de monoxyde de carbone (CO) et d’hydrocarbures imbrûlés (HC) sont par ailleurs rejetées chaque jour par les pots d’échappement des quelque 700 millions de véhicules qui sillonnent les routes de la planète. Les NOx sont des irritants qui peuvent altérer la fonction respiratoire et ils sont à l’origine des pluies acides et de la formation de l’ozone. Le CO résulte de la combustion incomplète des combustibles utilisés par les véhicules et se transforme ensuite en CO2. L’appellation HC recouvre une multitude de produits plus ou moins toxiques parmi lesquels le benzène ou certains HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques) sont clairement cancérigènes. Certains HC contribuent par ailleurs à la formation d’ozone de surface en réagissant avec le dioxyde d’azote (NO2) sous l’effet des ultraviolets.
15 mois de vie en moins
A cette litanie de polluants, il faut ajouter les PM10, ces particules fines en suspension dans l’air dont le diamètre est inférieur à 10 micromètres. Elles sont principalement émises par les véhicules diesel (41% des ventes d’automobiles en Europe en 2002). Trop petites pour être filtrées par le nez et les parties supérieures du système respiratoire, les PM10 pénètrent profondément dans nos poumons. Elles engendrent à la fois des troubles respiratoires et cardio-vasculaires, et sont considérées comme cancérigènes. Selon les estimations les plus récentes du programme «Air pur pour l’Europe» (CAFE), elles réduisent l’espérance de vie dans l’Union de neuf mois en moyenne. En Belgique, un des champions de la pollution de l’air, vu la densité de population, la perte d’espérance de vie s’élève à 15,4 mois (6).
L’Europe à la pointe du recyclage
En fin de vie, les voitures sont actuellement recyclées à près de 75%. Grâce à la directive européenne 2000/53/CE, les constructeurs doivent désormais prouver, avant de lancer une voiture ou une camionnette sur le marché européen, qu’au minimum 85% de leur poids est réutilisable ou recyclable et que 95% est valorisable. Le taux de recyclage devrait atteindre 95% à l’horizon 2015.
Ces mesures contraignantes n’ont pas leur équivalent en Amérique du Nord, par exemple. Là-bas, l’interdiction ou le recyclage de certains composants toxiques, comme les interrupteurs au mercure, sont encore loin d’être généralisés. Contrairement à l’Union européenne où ces interrupteurs sont désormais bannis, on estime que 8,8 à 10,2 tonnes de mercure, un puissant neurotoxique, sont rejetées inutilement dans l’atmosphère chaque année aux Etats-Unis et au Canada (7). Les interrupteurs à mercure sont tout simplement incinérés lors du passage des carcasses dans un four à arc utilisé pour récupérer l’acier de la carrosserie...
Un Holocauste tous les cinq ans
Au cours du XXe siècle, on estime à 20 millions le nombre de morts causées directement par l’automobile. Ce qui n’est finalement pas grand chose en regard du taux actuel de mortalité routière: 1,2 million de personnes perdent la vie chaque année sur les routes de la planète –soit l’équivalent d’un Holocauste tous les cinq ans– et 50 millions de personnes sont blessées ou handicapées (8). «Si l’on n’améliore pas tout de suite la sécurité routière, le nombre de morts sur les routes augmentera, selon les estimations, de 80% dans les pays à revenu faible ou intermédiaire d’ici 2020», prévient l’OMS qui estime par ailleurs à 518 milliards de dollars le coût annuel des accidents de la route dans le monde. En 2002, 1.353 personnes ont perdu la vie sur les routes belges (9). Soit un mort toutes les six heures trente.
Pollution atmosphérique, stress, exploitation du Sud, guerres pétrolières...: notre «civilisation de la bagnole» fait également de très nombreuses victimes indirectes, dont le nombre exact est difficile à évaluer. Cela pourrait paraître anecdotique, mais les embouteillages, par exemple, seraient responsables d’environ 8% des crises cardiaques dans les pays industrialisés. C’est ce que révèle une récente étude allemande publiée dans le New England Journal of Medicine: par rapport aux individus qui ne sont pas restés bloqués sur la route, les victimes de bouchons encourent trois fois plus de risques d’être également victimes d’une attaque cardiaque dans l’heure qui suit un embouteillage (10).
Un marginal dans le temps et l’espace
Le bilan de l’automobile sur la santé humaine et l’environnement est donc extrêmement lourd. «Même mue par un moteur au jus de carotte bio, l’automobile resterait la principale source de nuisances écologiques et sociales de nos civilisations», estime Vincent Cheynet, militant écologiste et co-fondateur de l’association Casseurs de pub (11). La voiture n’est pourtant pas une fatalité: là où les distances sont courtes et les transports en commun efficaces, l’automobile prend beaucoup moins de place. Ainsi, près d’une famille sur trois au Danemark vit sans voiture, et seul un New-Yorkais sur quatre possède un permis de conduire (12). Plus largement, 80% de la population mondiale n’utilise pas de voiture et il y a moins de 50 ans que l’automobile s’est généralisée en Europe. «L’automobiliste est un marginal tant dans le temps que dans l’espace», résume Vincent Cheynet.
Une autre mobilité est possible
Si les transports publics peu polluants (train, tram, métro) sont en crise presque partout, c’est «précisément parce que l’automobile les a acculés à la faillite», estime Hosea Jaffe. Pendant l’entre deux-guerres, écrit-il, plusieurs constructeurs automobiles, entraînés par Henry Ford, «achetèrent des lignes ferroviaires et des gares, et laissèrent beaucoup d’entre elles se transformer en friches inutilisables» (13). Cela afin de pouvoir commercialiser des autocars, pour remplacer le train. «Aux Etats-Unis, et dans la majorité des pays d’Europe occidentale, le nombre total de kilomètres de lignes de chemin de fer, jusqu’à nos jours, est resté identique à ce qu’il était lors du boom ferroviaire de la fin du XIXe siècle, lorsqu’il n’a pas diminué» (14). Résultat: des milliers de kilomètres de voies ferrées inutilisées depuis plus d’un demi-siècle et une myriade de gares vides ou en ruines. En Belgique, trois gares sur quatre ont fermé leurs portes au cours du XXe siècle (15). Or, estime Jaffe, les transports collectifs constituent des «éléments technologiques essentiels» pour lutter contre la pollution, les guerres et les dommages à l’environnement causés par l’automobile. Un grand réseau européen unifié de transports publics respectueux de l’environnement est donc plus que jamais nécessaire...
David Leloup
(1) Automobile, pétrole, impérialisme, Hosea Jaffe, Parangon/Vs, 2005.
(2) L’état de la planète, mars-avril 2005.
(3) «The myth that you can have your cake and eat it», Matthias Zimmermann, T&E Bulletin, n°89, juin 2000.
(4) L’état de la planète, ibid.
(5) «Comment évoluent actuellement les émissions de gaz à effet de serre?», Jean-Marc Jancovici, Manicore.com.
(6) MEMO/05/15, Commission européenne, 18 janvier 2005.
(7) «Toxics in vehicles: Mercury», Université du Tennessee, janvier 2001.
(8) «Journée mondiale de la Santé: l’accident de la route n’est pas une fatalité!», OMS, 7 avril 2004.
(9) La Libre Belgique, 28 avril 2005.
(10) «Exposure to Traffic and the Onset of Myocardial Infarction», New England Journal of Medicine, Volume 351:1721-1730, 21 octobre, 2004; Reuters, 21 octobre 2004. Stress et pollution seraient conjointement responsables du déclenchement des crises cardiaques.
(11) «L’impossible voiture propre», Vincent Cheynet, in Un pavé dans la gueule de la pub, Parangon, 2004.
(12) L’état de la planète, ibid.
(13) Automobile, pétrole, impérialisme, op. cit., p. 37-38.
(14) Ibidem.
(15) «Les petites gares font de la résistance», Imagine, n°49, mai & juin 2005, pp. 24-25.
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