Le paradoxe du cloisonnement

Les limites de la méthode cartésienne (1/6)

La logique cartésienne qui consiste à découper les gros problèmes en petits problèmes, plus aisés à résoudre séparément, montre ses limites dès qu’un système devient complexe ou non linéaire. Ainsi, le saucissonnage par le législateur de la «chasse aux pollutions» élimine des solutions qui pourraient être globalement bien meilleures pour l’environnement.

Quand on cherche à optimiser un système, le bon sens nous suggère qu’en choisissant ce qu’il y a de meilleur pour l’ensemble des éléments le constituant, on aboutit au meilleur système. Ainsi, en composant un menu avec la meilleure entrée, le meilleur plat et le meilleur dessert, je choisirais probablement le meilleur repas possible (pour autant qu’on puisse quantifier avec une seule variable numérique la qualité de chaque plat).

Selon cette logique, le législateur a par exemple fixé des normes strictes en ce qui concerne les propriétés isolantes des matériaux de construction d’une maison. Mais il n’a pas précisé les surfaces relatives des murs et des fenêtres. Résultat, il est possible, avec des matériaux un peu moins isolants – et souvent beaucoup moins chers – que ceux prescrits par la norme, de construire une maison mieux isolée qu’un immeuble identique répondant aux normes.

L’astuce? Réduire la surface des fenêtres, beaucoup moins isolantes qu’un mur. En jouant sur ce seul paramètre, non pris en compte par le législateur, on pourrait atteindre à moindre coût les objectifs sociétaux que le législateur s’est fixés en rédigeant la loi (lire «Isolation d’une maison: le tout est supérieur à la somme des parties»). Après tout, ce qui compte pour l’environnement, c’est que la maison dans son ensemble réponde à la norme d’isolation globale fixée pour le bâtiment. Pourquoi diable imposer en sus des normes pour chacun des matériaux utilisés?

L’environnement, première victime du cloisonnement

Ce «cloisonnement» de la chasse aux pollutions élimine ainsi des solutions globalement meilleures pour l’environnement car on fixe trop souvent les critères en fonction de l’état de la technologie et non en adoptant une réflexion plus globale, qui réalise de meilleures balances d’intérêts.

On retrouve ce «paradoxe du cloisonnement» dans l’interdiction formelle de chauffer de l’eau sanitaire à partir d’une source électrique (lire «Interdiction de chauffer de l’eau électriquement: un totalitarisme inique»), ou dans les normes trop strictes (ou mal pensées) qui régissent la pollution des chaudières collectives et des incinérateurs à déchets (lire «Les normes anti-pollution trop sévères pour les chaudières collectives sont contre-productives»). Il est également à l’origine d’un engouement déraisonnable pour la voiture à hydrogène (lire «Le mirage de la voiture à hydrogène, rejeton du cloisonnement»), et d’un regain d’intérêt pour les pompes à chaleur qui pourtant n’ont la plupart du temps aucun avantage écologique (lire «Pompes à chaleur, pompes à fric pour les producteurs d’électrons»).

Les effets pervers de ce cartésianisme excessif sont multiples et minent le développement durable. Les maisons bien isolées sont plus chères que ce qu’elles pourraient coûter. Le développement des systèmes de chauffage collectif est plombé au profit des chaudières individuelles, dix fois plus polluantes. D’énormes budgets de recherche sont engloutis dans une filière hydrogène sans avenir, au détriment des accumulateurs et d’autres pistes théoriquement beaucoup moins farfelues. Des primes distribuées par les pouvoirs publics sont gaspillées dans l’installation de pompes à chaleur profitant surtout aux producteurs d’électricité.

La parabole de l’anguille

Un autre exemple de cloisonnement intenable dans une perspective de vrai développement durable concerne la protection de l’environnement et la production d’énergie, sous tutelles politiques différentes là où un régulateur unique s’impose.

On le sait, une vive polémique oppose les naturalistes et les hydroélectriciens. Les premiers reprochent aux centrales des seconds de transformer en sushi les rares anguilles qui remontent de la mer des Sargasses. En pratique, on peut estimer que cette mésaventure affecte une anguille sur cent, bien que les statistiques soient très difficiles à établir. Les quelques stations hydroélectriques en Région wallonne seraient donc responsables de la diminution sensible de la population d’anguille constatée depuis une dizaine d’années.

D’aucuns pensent que cette diminution est davantage le fait des pêcheurs industriels japonais et chinois qui (sur)pêchent l’anguille dans les estuaires incontournables pour rejoindre nos rivières. Toujours est-il qu’en vertu du principe de précaution, certains environnementalistes n’hésitent pas à exiger la fermeture des centrales pendant la moitié de l’année où migrent les anguilles. Ceci doublerait le prix de revient – déjà fort élevé – de cette électricité renouvelable, ce qui tuerait sa compétitivité sans qu’on ait résolu le problème de la diminution de la population des anguilles.

Il en va de même pour le développement de l’éolien. On fustige les problèmes que les éoliennes causent aux oiseaux migrateurs. Il est certain qu’une éolienne peut avoir un impact mortel sur quelques oiseaux à l’instar des buildings, des avions de tourisme ou des orages. L’impact éventuel sur la population ne doit cependant pas éluder le débat sur la balance d’intérêts, et fixer un seuil admissible d’animaux accidentés par an de manière à ne pas conduire à la disparition de l’espèce est sans doute une bonne idée.

Un fonctionnaire omnipotent

D’autres critiques sont d’ordre purement esthétique. Le cloisonnement en confine l’appréciation au seul fonctionnaire de l’aménagement du territoire, comme celui qui m’a avoué ne pas comprendre mon obstination à construire des bâtiments bioclimatiques dès lors que l’avenir était, selon lui, le chauffage à l’électricité nucléaire…

Le souci esthétique réclame une réflexion supplémentaire puisqu’il est purement subjectif et très évolutif. Les exemples sont nombreux de bâtiments autrefois honnis par la population qu’on n’imaginerait même pas d’éliminer aujourd’hui, comme la Tour Eiffel ou l’Atomium qui, dans les deux cas, tranchaient pourtant avec les règles urbanistiques de l’époque.

Pourquoi interdire une éolienne au seul critère qu’elle enlaidirait le paysage ou briserait sa «ligne de force»? Comment mettre en balance un critère esthétique actuel avec les besoins immédiats d’une énergie renouvelable qui n’entrave pas le développement des générations futures. Celles-ci seraient probablement très contrariées qu’on leur laisse une dette écologique alourdie par la prolongation des centrales nucléaires et au gaz pour n’avoir pas accepté une quelconque gêne dans nos paysages. Qui est «sans-gêne»?

La problématique des centrales hydroélectriques et des éoliennes souffre aussi du cloisonnement juridique régional. En effet, pourquoi, dans chaque région d’Europe, va-t-on nommer des commissions dont les inputs, les intervenants, les sensibilités différentes conduiront forcément à des conclusions et donc des lois différentes?

Des phobies souvent irrationnelles

J’avais été témoin d’un exemple amusant de cloisonnement juridique européen. En voyage au Danemark en 2005 pour visiter des écoquartiers, j’avais demandé à l’architecte ce qu’on faisait de l’eau de pluie. Celui-ci, étonné, me répondit qu’on n’en faisait rien car la législation danoise interdisait strictement tout usage de l’eau de pluie pour des questions d’hygiène. Celle-ci était simplement dirigée vers une mare centrale dans le jardin commun à une vingtaine de maisons. Je lui appris qu’en Belgique et plus encore en France, une telle mare serait interdite à moins d’être entourée d’une barrière d’un mètre de haut pour éviter que des bambins en bas âge ne s’y noient. D’un air tant amusé que dubitatif, il affirma que pareille mésaventure n’arrivait pas au Danemark.

Que retenir de cette anecdote? Que nos phobies sont souvent irrationnelles, colportées par des médias complaisants, promues par des intérêts financiers ou politiques, amplifiées au café du commerce ou aux barbecues estivaux. Qu’il faut sans doute être prêt à remettre son système de valeurs et ses certitudes en question, au risque de mourir idiot. Qu’il faut accepter une part de risque limitée dans la mesure où le risque zéro est un mythe.

En analysant les causes de mortalité, on déduirait qu’il faut interdire l’usage du tabac avant celui de l’amiante, ou la pratique du canoë avant celle du GSM dans les stations-service. dont personne n’a démontré le danger à ce jour. Or, il n’en est rien tant les réflexions et les législations ont été cloisonnées lors de leur élaboration. Il est notoire, par exemple, que la loi sur la sécurisation des piscines en France fût inspirée par un sénateur dont l’entourage a perdu un enfant par noyade. S’il était décédé d’un cancer du fumeur, une autre législation s’y serait peut-être substituée.

Le développement durable exige une approche systémique

Dans un article précédent, j’avais ainsi développé le décalage entre le sentiment de virulence du HIV responsable du SIDA et la réalité. Ce sentiment était propagé par des organismes publics bienveillants mais qui, sans le vouloir, empoisonnent la vie de l’ensemble de la population pour tenter d’éviter à quelques individus d’être contaminés. Il semblerait que le dépistage systématique afin de prescrire un traitement adéquat pour empêcher la maladie de se développer et de se propager soit une action plus efficace que de brandir des épouvantails inappropriés. Le cloisonnement de la réflexion et l’ignorance qui prévalait au siècle dernier sur cette maladie explique sans doute cette politique controversée.

La logique cartésienne qui consiste à découper les gros problèmes en petits problèmes, plus aisés à résoudre séparément, montre ses limites dès que le système devient complexe ou non linéaire. Signalons, l’exemple académique de l’équation du deuxième degré à une inconnue qu’il serait vain de tenter de résoudre en isolant les puissances de son inconnue.

Le développement durable renforce cette nécessité d’une approche systémique, où l’action ne peut se concevoir qu’en manipulant habilement les balances d’intérêts et non en brandissant systématiquement le principe de précaution. Non pas que ce dernier ne mérite pas qu’on s’y attarde, mais que l’inaction d’une nouvelle technologie prolonge la vie de l’ancienne sans qu’elle soit exempte d’impact, parfois bien plus important sur l’environnement et les générations futures.

Ici encore, le cloisonnement dans l’analyse ne peut conduire qu’à des paradoxes comme le maintien du développement des réseaux de gaz naturel tant qu’il n’existe pas de consensus sur le développement des réseaux de chaleur. En effet, les réseaux de gaz ne peuvent conduire qu’à maintenir la consommation de gaz fossile à effet de serre alors que les réseaux de chauffage urbains permettent la valorisation de chaleur industrielle ou d’incinérateurs, de cogénération ou de chaudière biomasse disposant de bonnes économies d’échelles tant au niveau de la diminution de la pollution de l’air que du prix du combustible primaire.

CONCLUSIONS

Le développement durable doit s’analyser globalement en pratiquant des balances d’intérêt et non en donnant des droits de véto à tous les intervenants qui s’opposent au changement.

Par définition, le développement requiert le changement. L’inaction entrave donc le développement durable ce qui maintient le développement non durable actuel. Or ces effets négatifs sont souvent bien supérieurs à ceux qu’un développement durable pourrait éventuellement apporter.

Il y a donc lieu d’examiner les projets de développement durable de manière globale en fixant des seuils admissibles pour les nuisances engendrées. Sans doute tout développement durable est imparfait mais sa qualité doit se mesurer par rapport au progrès qu’il permet en se substituant aux modes de développement actuels.

Laurent Minguet

3 Commentaires Laissez le votre

  1. le 4 novembre 2009 à 08:59

    Anonymous #

    Enfin un esprit éclairé et ‘holiste’ dans le débat du développement durable. Merci pour cette analyse très lucide avec des arguments pertinents dont je vais pouvoir me servir pendant les discussions au café de commerce, les repas de Noël et cetera..

    A.Vermeylen – Région de Bruxelles

  2. le 5 avril 2010 à 16:42

    Marie #

    Il n’y a plus d’article depuis octobre 2009, ce blog est-il fermé ? Je viens de le découvrir et suis particulièrement intéressée… J’aurais aimé le suivre.

    Bien à vous,

    Marie – Wavre

  3. le 6 avril 2010 à 09:32

    chère Marie

    désolé pour cette absence.Je suis en train de terminer la rédaction de quelques articles qui vont paraitre dans les prochains jours

    notamment sur les réseaux de chaleurs, une réflexion dur la réglementation des haies, une autre sur le chauffage de l’eau pour la cuisine, des idées sur le logment social économe en énergie.

    merci pour votre patiente

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